
Des universitaires américains et africains, ont célébré le 20 mars dernier, à Washington D.C, le cinquantième anniversaire de l’Aventure Ambiguë, en présence de l’auteur, Cheikh Hamidou Kane. Les 31 mars et 1er avril, à l’Université de Princeton dans le New Jersey, un colloque a été dédié à l’ancien directeur général de l’Unesco, Amadou Mahtar Mbow, qui vient de fêter ses quatre-vingt dix ans. Le professeur Lamine Sagna, organisateur des deux rencontres qui ont honoré les intellectuels africains, aborde dans cet entretien, les qualités de ces deux grands hommes de culture. Il parle de leurs œuvres, et de leur impact à travers le monde, en évoquant le cas particulier des immigrés africains, qui trouvent un certain réconfort dans la lecture d’un roman comme l’Aventure Ambiguë.
Vous avez célébré le 20 mars le
cinquantième anniversaire de l’Aventure
ambiguë à Washington DC, en présence de l’auteur. Quelle importance revêt cette œuvre cinquante
ans après sa parution?
Nous avons effectivement eu un grand plaisir de célébrer le
cinquantième anniversaire de l'Aventure
Ambiguë, en présence de l’auteur Cheikh Hamidou Kane. Cinquante ans après
les indépendances, ce livre est d’une
actualité brûlante. En effet, Cheikh Hamidou Kane y traitait entre autres, de
la question des rapports interreligieux, notamment, la façon dont des
populations africaines musulmanes faisaient face au catholicisme incarné par le
colonialisme. Dans le même roman, il a su saisir et montrer la façon dont les
intellectuels africains en Europe dans les années 50, ont pu trouver, à partir
de leurs propres traditions culturelles influencées par l’Islam, les ressources
nécessaires pour faire face aux influences des cultures européennes. Un
demi-siècle après la sortie de l’Aventure
ambiguë, on peut encore y saisir les questions et enjeux de l’intégration,
de la recherche de compromis et des changements culturels. En gros, c’est une
œuvre littéraire qui garde toute sa pertinence lorsqu’on veut comprendre les
complexités et les tensions culturelles, politiques et sociales dans le monde
d'aujourd'hui.
Qu’est-ce que l’Aventure Ambiguë
représente particulièrement pour les Africains immigrés aux Etats-Unis, comme
vous ?
En fait, pour les expatriés que nous sommes, traversés
par un sentiment profond d’être et en même temps de ne pas être chez nous, les
figures littéraires de Samba Diallo et de la Grande Royale, nous permettent de
gérer au quotidien le sentiment de dissonance ou de perte radicale, voire
cruelle des liens avec nos sociétés d’origine ou d’accueil. Pour un expatrié,
lire l’Aventure Ambiguë, c’est éviter l’abîme de la modernité en faisant revivre
pour le meilleur l’expérience du monde.
Pourquoi son dernier roman Les gardiens du Temple, n’a-t-il pas eu le même retentissement,
bien qu’il parle de l’Afrique contemporaine, celle des conférences nationales
souveraines?
A mon avis, le roman Les
gardiens du Temple, n’a pas eu le même retentissement parce qu’il insiste
moins sur la trajectoire individuelle que sur une trajectoire collective. Il y
a une sorte de dialectique qu’il faut saisir. C’est à mon avis autant un roman
qu’un essai dans lequel l’auteur donne sa réflexion sur les énigmes de
l’Afrique, de la politique, de la vie.
Outre Cheikh Hamidou Kane, vous avez également rendu
hommage à Amadou Mahtar Mbow, les 31 mars et 1er Avril, en lui dédiant un
colloque sur les questions d’éducation et de développement en Afrique. Pourquoi
cet hommage?
Comme
Cheikh Hamidou Kane, et tant d’autres, Amadou Mahtar Mbow est un de personnages
que l’Afrique gagnerait à célébrer, non pas seulement pour les valeurs qu’ils
incarnent mais aussi pour leurs visions paradigmatiques et le rayonnement de
l’Afrique ainsi que leur apport à la pensée universelle. Comme le disent les Américains,
ce sont des Role Models. En effet, il
y a trois décennies, très peu de personnes pouvaient, à l’instar de Amadou
Mahtar Mbow, anticiper des thèmes qui nous sont devenus familiers aujourd’hui :
Internet, nanotechnologie, révolutions scientifiques et technologique. Or, dès 1982,
par une extraordinaire approche prospective, Amadou Mahtar Mbow dans son livre Aux Sources du Futur, a su repérer les
disjonctions et les désarticulations dans la production et la distribution de
l’information. Il a également su recueillir, dans une pensée révolutionnaire,
comment la modernité triomphante allait transformer les rapports sociaux.
Quels concepts a-t-il concrètement mis en valeur dans son
ouvrage qui serait réédité aux Etats-Unis, par les éditions phœnix ?
Il
a ainsi développé le concept de nouvel ordre de l’information pour inviter les
dirigeants du monde à prendre conscience des enjeux politiques, sociaux
économiques et technologiques du vingt-et-unième siècle. Il notait par exemple,
«une nouvelle configuration des
savoirs où les domaines
d'avenir paraissent être la biologie, l’informatique, la théorie des systèmes, les sciences de la communication et de l'information ».Lorsqu’on observe ce qui se passe dans le monde des technologies de
l’information et de la communication ou dans le domaine scientifique
aujourd’hui, notamment dans la nanotechnologie, on se rend compte de la
dimension prophétique de son livre Aux
Sources du Futur. Tout naturellement, en organisant le colloque sur
Education, Sciences, Technologie et le Développement de l’Afrique à
l’Université de Princeton, mon regard s’est tourné vers l’ancien directeur général
de l’Unesco et son œuvre. Avec notre comité d’organisation, nous avons dédié ce
colloque à Amadou Mahtar Mbow. Pour ses 90 ans, nous lui avons souhaité encore
longue vie et bonne santé. Nous souhaitons qu’il reste encore plus longtemps
avec nous, et qu’on l’écoute encore plus.
Outre les points évoqués par Mbow dans son ouvrage,
quelles ont été les autres préoccupations du colloque ?
Les thèmes du colloque ont porté sur les défis de la
Science et de la technologie, le rôle et l’impact des nouvelles technologies
pour le développement, la place centrale de la science et de l’éducation pour
le développement économique, les paradoxes de la sciences, etc. Ces thèmes ont
été déclinés en différents sous-thèmes comme les énergies renouvelables, la
gestion des ressources naturelles, sciences, technologie, eau et santé
publique, etc.
Comment l’Afrique
peut-elle bénéficier des recommandations du colloque?
C’est la deuxième fois que j’organise ce type de colloque
pluridisciplinaire, qui est toujours suivi par un programme de recherche
appliquée. Chaque fois que nous lançons un programme de recherche, nous
cherchons à mettre à la disposition des décideurs, les résultats auxquels nous
avons abouti. Ainsi concernant le premier colloque que j’ai organisé en 2000 et
qui a porté sur le thème, Défier les
paradigmes du développement, nous avons lancé une initiative pour
l’invention ou l’amélioration des filtres d’eau (à base de boue, 99%), des
vélos en bambou (pour 60% du matériel), l’amélioration des performances des
panneaux solaires à partir de l’usage du Bambou. En dehors de ces colloques, il
y a d’autres travaux de chercheurs sénégalais que le Sénégal gagnerait à
utiliser. Je pense aux inventions de l’architecte sénégalais, Cheikh Mbacké
Niang, et du professeur Bèye de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. De même,
un jeune sénégalais du nom de Pierre Olivier Ly, vient de trouver une solution
technique pour économiser de l’énergie. Parlant
du colloque Education, Science,
Technologie et Développement de l’Afrique, j’inviterai mes collègues
et étudiants, à lancer un programme de recherche, non seulement sur les
questions pédagogiques, mais aussi pour demander à améliorer les produits ou
les outils fabriqués et inventés. Le souci étant toujours de penser la
technologie à partir des matériaux disponibles aux populations africaines. Nous
fournirons les résultats des recherches aux autorités qui le souhaitent. Vous
voyez donc que ce sont des colloques, qui produisent des résultats concrets.
On a constaté que parmi les
participants au colloque, se trouvait un homme politique sénégalais, en l’occurrence
Mamadou Lamine Diallo. Pourquoi lui, et
pas les autres ?
J’ai entendu dire que cela a fait l’objet d’un début de
polémique. Mais, pour moi, c’est un petit débat ou plus tôt un débat de petits.
Ce qui est important, c’est ce que l’invité peut dire. J’essaie de faire de
sorte que tout Africain qui peut se servir d’un plateau pour rendre visible
l’Afrique soit invité, peu importe sa couleur politique. Le seul point
important est qu’il ait quelque chose à dire de consistant pour nos étudiants
qui sont des futurs leaders en Amérique. Je vais continuer à inviter quiconque
peut contribuer, même modestement au rayonnement international du Sénégal ou de
l’Afrique. Je n’hésiterai pas à inviter Moustapha Niasse, Cheikh Bamba Dièye,
le président Abdoulaye Wade, ou Abdoulaye Bathily, Landing Savané, ou Karim
Wade, etc. Ce qui m’importe, c’est ce que cela rapportera à notre pays et notre
continent. Lorsqu’on m’a signalé et demandé d’inviter Mamadou Lamine Diallo,
l’important pour moi est son expertise. Il se trouve qu’il est ingénieur de
formation et économiste, donc tout naturellement je l’ai invité.
Mais il paraît qu’il en a fait une tribune
politique ?
Les gens exagèrent, il a essayé à sa façon d’apprécier
l’état de l’Afrique en se référant au pays qu’il connaît bien, le Sénégal. On
peut être d’accord avec lui ou pas. De toute façon, quel que soit l’invité, ce
qui est important dans ce type de forum, c’est qu’il soit cohérent et humble,
sinon dans ce milieu de la critique, on devient ridicule sans le savoir. Car,
dans la salle sont présentes les plus grands spécialistes dans tous les
domaines : politiques, économie, philosophie, sciences, etc. Bon !
L’Université est un espace de liberté ; même s’il est vrai que de mon point de vue il
faut éviter d’y « diminuer » les institutions de mon pays et de
l’Afrique, mais « à chacun sa morale et sa philosophie ». Pour moi le
linge sale se lave en famille.
Entretien avec Anoumou AMEKUDJI
Correspondance particulière-USA
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