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Vendredi 01 Juin, 2018 +33
Politique

Tiken Jah : « Le Sénégal risque d’être un gâchis démocratique »

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Tiken Jah : « Le Sénégal risque d’être un gâchis démocratique »
L’artiste ivoirien à la légendaire barbe poivre sel, Tiken Jah Fakoly, n’est pas un adepte de la langue de bois. Il s’est distingué pour ses prises de positions radicales contre toutes formes d’injustice, de mal gouvernance, d’oppressions envers les peuples, ou encore de tripatouillages institutionnels, phénomène très à la mode sur le Continent. Il nous a été révélé à la fin des années 90 par le prestigieux concours du prix « Découvertes Rfi », d’où il sortait vainqueur.
Rappelons que ce même concours a propulsé d’autres artistes africains sur la scène internationale tels que Rokia Traoré du Mali et le sénégalais Didier Awadi. Il débarque à New York pour une série de concerts sous son nouveau label Live Nation d’avec lequel il vient de signer un contrat. Dans cet entretien, il nous analyse la situation politique dans son pays, la Côte-D’ivoire, secouée par une dizaine d’années de crise sans précédent, mais également nous parle de ses rapports avec les politiques, de sa très médiatisée réconciliation avec l’autre sommité du Reggae ivoirien Alpha Blondy, et de ses amours. Mais le Rasta comme à l’accoutumée, s’est prononcé sur le cas du Sénégal et la probable candidature du Président Wade en 2012, pour se réjouir du soulèvement du 23 juin dernier avant de dénoncer ce qu’il qualifie de « gâchis démocratique ». Entretien !

La plupart de vos spectacles sont organisés en Europe et particulièrement en France. On vous voit très rarement jouer en Amérique. Est-ce un choix délibéré ?

Non, ce n’est pas un choix du tout. J’aimerai jouer partout, en Asie, en Amérique, etc. Le problème est que j’attendais d’être invité à un spectacle où il y aurait un peu du tout : Des africains, des américains et pourquoi pas des européens. Il y a onze ans, j’ai joué ici pour la première fois et depuis, il ne s’est rien passé. Et c’est dommage. J’attendais une invitation officielle et voilà, c’est arrivé avec le label Live Nation avec lequel je viens de signer et qui se trouve être le producteur de Jay Z et de Madonna. Il vient de s’installer en France et c’est grâce à eux que ce spectacle aura lieu.

Avez-vous une idée de votre audience auprès du public américain en tant qu’artiste ?

(Il hésite…) Je n’en ai franchement aucune idée. Je vous rappelle que mon dernier show en Amérique était destiné à la communauté ivoirienne, alors que cette fois-ci, on sera devant un public venant de partout. Je ne suis vraiment pas en mesure de vous dire comment les américains perçoivent ma musique. On pourra certainement après ce concert tirer des conclusions ensemble.

Votre pays, la Côte d’Ivoire sort d’une longue crise politique. A votre avis, quels sont les enseignements à en tirer pour éviter de rechuter, mais également pour mieux inspirer les autres pays africains ?

Pour moi, la priorité, c’est la réconciliation. La réconciliation des ivoiriens pour l’intérêt de tous, mais également de donner un nouveau départ à la Côte d’Ivoire qui doit forcément être dirigée dans la légalité et dans la justice. Ceci passe par une bonne gouvernance, une restauration du principe d’égalité, et que tous ceux qui ont commis des erreurs pendant ces dix dernières années répondent de leurs actes devant les tribunaux. Cela servira d’exemple aux générations futures. Il faut absolument rétablir l’ordre. Il faut développer ce pays en construisant des écoles et des routes, car le pays n’en a plus. Il n’y a même plus d’entreprises. C’est vraiment un recommencement à zéro. Tout est à refaire. Je suis au service de la Côte d’Ivoire pour la réconciliation et j’espère que tout se fera avec des actes concrets de développements.

Comment avez-vous vécu la crise postélectorale en Côte d’Ivoire ?

Je l’ai vécue très difficilement et comme vous le savez pour quelqu’un qui est né dans ce pays et qui y a grandi, y a débuté sa carrière… Et qui, tout d’un coup, ne reconnaît plus ses compatriotes. L’Ivoirien que j’avais connu par le passé était plutôt accueillant, hospitalier. Ce pays était en miniature, les Etats-Unis d’Afrique dont on rêve aujourd’hui, avec des sénégalais comme Amadou Thiam dans le gouvernement, mais aussi comme chefs d’entreprises. Il y avait des antillais, des béninois, bref toutes les nationalités étaient parmi nous et nous ont aidés à nous développer, notamment dans le domaine de l’enseignement. C’était vraiment un havre de paix. Hélas, les politiques nous ont déviés en mettant du sable dans le couscous avec la création du concept de « l’Ivoirité ». En clair, je l’ai vécue avec beaucoup de peine. Mais je me désole du fait que Laurent Gbagbo ait fait le choix de rentrer dans l’histoire par la petite porte. Je pense qu’après avoir gouverné pendant dix ans, il aurait pu être raisonnable même s’il s’estimait victime, ce qui n’est pas vrai d’ailleurs, de quitter par amour pour son pays. Le peuple avait besoin de se débarrasser de celui-là qui n’a fait que retarder le pays et créer des conflits entre les ivoiriens, pour enfin souffler. Le message des ivoiriens était celui du changement. Toutefois, parmi les enseignements, on a d’un côté un nouveau Président élu pour un mandat de cinq ans. Ce qui est suffisant pour faire ses preuves. Et d’un autre, un peuple mature qui connait parfaitement la valeur d’une carte d’électeur. A partir de là, chacun jouera son rôle.

Votre engagement et votre hostilité à l’égard de l’ancien régime, vous ont valu un long exil au Mali, vous sentez-vous soulagé aujourd’hui et qu’avez-vous ressenti lors de votre contact avec le public ivoirien en juin dernier ?

Effectivement, il y avait beaucoup d’émotions lors de ma première visite depuis cinq ans en Côte-d’Ivoire. Les gens ont pensé que je fais partie de ceux qui avaient prédit cette crise et qui ont résisté même si nous n’avions pas été suivis. Ils m’ont témoigné de leur sympathie. Le Président de la République et le Premier ministre m’ont reçu, les populations m’ont bien accueilli un peu partout avec beaucoup de chaleur. Franchement, c’était des moments de très fortes sensations et de communions, même s’il y avait certaines brebis galeuses favorables à l’ancien régime et c’est normal. C’est une loi de la nature ! Je laisse aux gens la liberté de m’aimer ou pas, mais je resterai juste et impartial dans le combat que je mène et que j’ai envie de continuer. Parlant de soulagement, je le serai lorsque les nouvelles autorités nous donneront de bons signes d’espoir. Je pense qu’ils sont en train de le faire depuis quatre mois qu’ils sont au pouvoir. L’on nous informe qu’Abidjan commence à redevenir propre et que les agents de l’administration se remettent au travail avec beaucoup de sérieux et de discipline. C’est une bonne chose. Je serai davantage soulagé quand les ivoiriens seront définitivement et réellement réconciliés entre eux-mêmes. Je pense qu’il faudra leur donner du temps en se donnant rendez-vous dans cinq ans.

Tiken Jah, artiste, musicien engagé : Comment cela est-il né en vous ?

Moi, je suis descendant d’un grand guerrier qui s’appelle Fakoly Koumba Fakoly Daba. Il fut chef de guerre de l’empereur Soundjata Keita au 13ème siècle. Auparavant, je chantais dans ma langue maternelle jusqu’à ce que je découvre l’histoire de mon ancêtre qui était un homme juste. Il était le neveu de Soumangrou Kanté. Il a décidé de quitter celui-ci avant de le combattre aux côtés de Soundjata qu’il estimait sur le chemin de la vérité. Quand on est petit-fils d’un homme de cette trempe, même si on ne peut pas lui ressembler, on essaie de se mettre dans ses habits. Mon engagement a commencé en 1995, peu après la mort de feu Houphouët Boigny et que la guerre de succession avait commencé entre Ouattara, Bédié et consorts…, puis l’invalidation de la candidature d’Alassane Ouattara par le Président d’alors en marge des élections qui ont suivi. Les manipulations de l’opinion par les politiques m’ont poussé à me rebeller et à vouloir tout de suite être le porte-voix des sans voix. Le Reggae qui était là et qui a toujours joué un rôle sur le plan politique avec Bob Marley et sa fameuse médiation, m’a servi de genre musical.

Quels sont vos rapports aujourd’hui avec le régime en place ?

Disons que je n’ai pas de problème avec eux, mais aussi je ne veux pas être ami, sinon avec le peuple ivoirien et tous les citoyens épris de justice. J’estime que je suis une voix qui doit être à l’écoute de tous les ivoiriens et non pas à la disposition d’un groupe de personnes. J’ai la lourde mission de faire passer des messages à travers ma musique dans l’intérêt de tout un peuple sans distinction ni d’ethnie, ni de races, encore moins de confessions religieuses. J’ai mené un combat farouche contre l’ancien régime qui a été renversé à l’issue d’élections justes et transparentes et donc mon combat est celui de la justice. Pour l’instant je n’ai aucun problème et s’il se passe une injustice comme ce fût dernièrement le cas lorsque des ONG ont fait état de mauvais traitements infligés à des ex-collaborateurs de Laurent Gbagbo, je n’hésite pas à tirer sur la sonnette d’alarme avec tous les risques encourus. Ce qui était reproché à Gbagbo ne doit plus se répéter.

L’actualité brulante c’est aussi votre réconciliation avec Alpha Blondy comme pour donner un signal à vos compatriotes. Qu’est-ce qui a facilité ces retrouvailles ?

Comme j’ai eu à le répéter à plusieurs occasions, lorsque j’ai senti l’impérieuse nécessité d’arrondir les angles avec Alpha, j’ai pris mon téléphone pour lui parler. Et quand je lui ai dit que c’était Tiken, il a tout de suite répondu : « Merci Monsieur », et m’a raccroché au nez. La semaine suivante, je me suis rendu à Abidjan pour rencontrer le Président qui a d’ailleurs émis l’idée de nous voir tous les deux en concert autour du concept de la réconciliation, nous avons évoqué cela, mais cette fois avec l’implication du Président lui-même. Même si Alpha a déclaré par la suite que c’est plutôt moi qui l’ai raccroché au nez (il éclate de rires). Cela ne m’a pas fait mal parce que je le faisais de bonne foi et c’était pour moi quelque chose de sincère. Bref, le plus dur a été fait grâce à la médiation de nos deux amis communs Zaki Koné et Dramane Cissé, mais également grâce à l’implication du Président de le République dont le rôle dans cette affaire aura été particulièrement déterminant. Pour moi, c’est très important car je ne peux pas regarder mes compatriotes droit dans les yeux en leur disant réconciliez-vous pendant que je gère une animosité vieille de plusieurs années avec mon ainé Alpha. C’est complètement absurde.

Tiken Jah chante très peu ou presque pas l’amour, cela signifie-t-il que vous êtes un cœur brisé ?

Non, l’explication est très simple. Beaucoup de griots à travers le continent comme au Sénégal, au Mali, en Guinée, ou encore chez nos parents antillais du zouk-love, chantent des thèmes liés à l’amour. C’est leur choix et nous, nous avons fait le choix du Reggae qui a ses réalités et ses convenances. Cela ne veut pas dire qu’on a du fer à la place du cœur ou qu’on n’aime pas. Mais cela veut tout simplement dire que dans ce monde où les politiques cherchent toujours à endormir les populations, nous avons fait le choix d’avoir comme priorités, le réveil du peuple africain et l’éveil des consciences. Il faut dans cet environnement, un contre-pouvoir qui ne jouera pas le même rôle qu’un parti politique de l’opposition, mais plutôt de la société civile. Ce qui n’est pas sans risque évidemment. Mais nous l’assumerons puisque le Pape du Reggae lui-même a, à plusieurs reprises, échappé à des tentatives d’assassinat.

Qu’avez-vous envie de dire à nos dirigeants lorsque vous observez le niveau de développement des Etats-Unis où vous vous trouvez en ce moment ?

Je dirai à nos dirigeants qu’une autre Afrique est possible. Le niveau de développement de ce pays n’est pas surprenant, car c’est le fruit d’un travail abattu depuis la révolution américaine et donc, en plusieurs siècles. Ce qui n’est pas le cas de l’Afrique dont nous qui sommes âgés entre quarante et cinquante ans, sommes la première génération libre. Il faut alors encore donner du temps à l’Afrique, mais surtout mettre un accent particulier sur l’éveil des populations pour dire non à leurs dirigeants quand il le faut. Vous avez vu ce qui s’est passé dernièrement au Sénégal quand on a voulu toucher à leur constitution ! C’est cela l’attitude d’un peuple éveillé. Le temps des royaumes est révolu.

Justement en parlant du Sénégal, vous avez connu une passe d’armes avec les autorités de ce pays pour avoir tiré à boulets rouges sur le système. Aujourd’hui, vous semblez beaucoup plus souple ?

Pas du tout ! Au contraire, je pense que le Sénégal risque d’être un gâchis démocratique malgré les avancées constatées ces dernières années. Pour le Président Wade qui a beaucoup lutté pour que la démocratie soit réelle dans ce pays phare de l’Afrique de l’ouest, envisager même une candidature pour 2012 serait dommage. Je pense que ce qui se passe au Sénégal est une tension inutile. C’est un peuple qui est en avance pour avoir réglé le problème de l’identité ethnique. Il y existe une langue nationale que tout le monde parle, ce qui n’est pas le cas dans les autres pays de la sous-région. J’ai très mal au cœur quand je pense à tout cela. Il y a Didier Awadi qui m’a invité à un spectacle en fin septembre et j’aurai le temps sans passer par les médias de dire au Président Wade ce que je pense si une audience m’est accordée.



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