
Classé parmi les pays les plus pauvres du monde, le Sénégal a adopté la couverture maladie universelle le 20 septembre 2013. Soutenu par de nombreuses associations, ce dispositif devrait permettre aux populations les plus vulnérables, notamment en milieu rural, de se faire soigner gratuitement.
Penda vit à Pikine, un quartier populaire de la proche banlieue de Dakar. Chaque jour, elle vend de la glace des produits de beauté, des beignets et plein d’autres petites choses dans la rue. A 40 ans, elle tente ainsi de subvenir à ses besoins et à ceux de ses enfants. Début octobre, elle a passé un scanner dans un hôpital de la capitale : elle ne pouvait plus plier le genou droit. Il lui en a coûté 85 000 francs Cfa. Une fortune pour elle, qui a dû s’endetter auprès de ses proches.
Les
résultats de l’examen en poche, elle essaie d’obtenir un rendez-vous
avec son médecin traitant, sans succès. Elle continue de prendre les
médicaments prescrits avant le scanner. Ses douleurs ont diminué, mais
elle ne connaît pas la nature exacte de sa maladie, ni ce qu’il convient
de faire. «En attendant, mes enfants ne sont toujours pas inscrits à
l’école, avoue-t-elle, soucieuse. J’ai dû choisir entre ma santé et leur
éducation. Si je ne peux plus travailler, qui va s’occuper d’eux ? Ils
sont dans le public. Mais malgré tout, il faut entre 10 000 et
16 000 francs Cfa pour les inscrire aux cours. Je ne les ai plus. Mes
enfants ne vont donc plus à l’école pour l’instant.»
Comme Penda,
huit Sénégalais sur dix travaillent dans le secteur informel,
indépendant ou libéral. Ils n’ont aucune obligation d’adhérer ni de
cotiser à une assurance-maladie, contrairement aux fonctionnaires, aux
employés du public et du privé, et à leurs patrons. Près de la moitié
d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et ne peuvent s’offrir des
soins de qualité.
Depuis près de vingt ans, des associations ainsi
que des mouvements religieux appuient la mise en place de mutuelles de
santé communautaires, gérées par des bénévoles. Mais le découragement ne
tarde jamais : pas question de cotiser pour n’être pris en charge qu’à
hauteur de 20 ou 50 % dans un poste de santé, l’un des mille
établissements de proximité aux prestations limitées qui parsèment le
pays. Certes, les consultations n’y dépassent pas les 1 000 francs Cfa
et sont donc abordables. En revanche, les traitements, les médicaments
-qui coûtent chers- n’y sont pas disponibles. Assuré ou pas, il faudra
aller à la pharmacie, débourser, et beaucoup : entre 5 000 et
12 000 francs Cfa pour une boîte d’antibiotiques. Autant conserver son
argent tant qu’on est en bonne santé et, une fois que l’on est malade,
aller voir le professionnel que l’on désire et passer la porte de
l’établissement que l’on a choisi. Quitte à avoir recours aux médecines
traditionnelles, prendre des risques dans le dosage des plantes, quand
on n’a pas de liquidités pour se payer la «médecine moderne».
Des médicaments trop chers
La
Coopération technique belge (Ctb) et certaines mutuelles islamiques ont
trouvé la parade pour attirer des cotisants. La Ctb a amélioré l’offre
de soins dans les postes de santé des départements de Kaffrine et de
Fatick afin de rendre l’adhésion plus attrayante. Les organismes
musulmans ont, quant à eux, augmenté le pourcentage pris en charge pour
des hospitalisations, des césariennes et des médicaments génériques. Ils
ont également signé des conventions avec de nombreux établissements,
dont des pharmacies, des hôpitaux nationaux et des cliniques privées. Le
montant des cotisations demandées par les organismes confessionnels
reste en général abordable : de 300 à 1 000 francs Cfa par mois et par
personne. Les subventions apportées par des associations musulmanes et
les dons des croyants assurent un fonds de roulement, même minime,
disponible pour les remboursements aux établissements de soins en plus
de l’argent des cotisations. Mais parce que ces améliorations sont très
localisées et relativement rares, les mutuelles de santé communautaires
dans leur ensemble n’attirent pas plus de 6 % de la population
sénégalaise, et le nombre de cotisants par mutuelle dépasse rarement
trois cents personnes.
La publicité pour les mutuelles qui tournent
bien (une sur sept à Pikine, les six autres ayant fait faillite) fait
aussi défaut. «On compte beaucoup sur l’Etat pour communiquer et
relancer les mutuelles», s’enthousiasme Mme Fatou Dione, présidente de
l’Union régionale des mutuelles de santé communautaires de Dakar. En
effet, le ministère de la Santé sénégalais a choisi de s’appuyer sur ce
vaste réseau et de le développer pour étendre la couverture maladie aux
travailleurs de l’informel et du monde rural. L’objectif est que 70 % de
la population soient couverts à l’horizon 2017.
Si l’Etat sénégalais
réussit ce pari de la Couverture maladie universelle (Cmu), ce sera une
révolution pour le pays, qui a déjà choisi de ne pas l’étendre aux
ressortissants étrangers, de peur d’être submergé par les émigrés
d’Afrique de l’Ouest. En 2017, la majeure partie de la population aurait
enfin accès à des soins de base. Pour lutter par exemple contre le
diabète et l’hypertension -endémiques au Sénégal-, presque tous les
citoyens se tourneraient en priorité vers la médecine classique et non
pas vers les remèdes traditionnels. Or, même lorsque ces maladies
chroniques sont diagnostiquées, les médicaments ne sont pas accessibles,
les traitements peu ou pas suivis. Pour ces pathologies, les soins
traditionnels, comme le recours aux plantes, ne suffisent pas. Il
s’ensuit nombre d’accidents vasculaires cérébraux (Avc) ou de décès par
arrêt cardiaque. La Cmu pallierait ce manque de suivi, de traitements
et, en amont, d’informations, puisque les mutuelles jouent aussi un rôle
de prévention. Beaucoup de morts pourraient ainsi être évitées.
L’engagement du Président
Le
président de la République, M. Macky Sall, et son ministre de la Santé
et de l’Action sociale, Mme Awa Marie Coll Seck, ont, dès leur prise de
fonctions au printemps 2012, lancé les études nécessaires à la
concrétisation de la Cmu, avec le soutien de nombreuses associations de
femmes.
Le 20 septembre dernier, lors de la cérémonie de lancement de
la Cmu, M. Sall -qui respectait ainsi l’une de ses promesses de
campagne- a remis aux représentants communautaires de quatorze
départements-pilotes un chèque symbolique (car les gérants n’ont encore
rien reçu) de 1,5 milliard de francs Cfa (près de 2,3 millions d’euros)
pour financer les cotisations des adhérents jusqu’à fin décembre 2013.
Le gouvernement souhaite élargir progressivement la mesure à tout le
pays en 2015, 2016 et 2017. Il prend en charge la moitié des cotisations
annuelles de chaque mutualiste, exactement 3 500 francs Cfa sur des
cotisations de 7 000 francs Cfa, et la totalité de celles des indigents,
c’est-à-dire les Sénégalais les plus pauvres, identifiés au sein de
chaque communauté selon des critères définis nationalement.
S’inspirant
des initiatives associatives et religieuses, le ministère de la Santé
et la Cellule d’appui à la mise en œuvre de la Cmu -créée spécialement
en 2012 pour suivre le projet sur le terrain- demandent à toutes les
mutuelles d’élargir leur offre de soins, du poste de santé à l’hôpital
national, sur la base d’un taux de prise en charge de 80 %, et de 50 %
pour les médicaments. C’est presqu’autant que pour les assurances
obligatoires, dont les taux varient entre 60 et 90 %, alors que le
montant des cotisations y est plus élevé. Avec le slogan «Une mutuelle
de santé, une collectivité locale», la cellule d’appui enchaîne les
réunions de sensibilisation à travers les quatorze départements-pilotes
-dont celui de Rufisque, à la porte sud de Dakar- depuis octobre
dernier. Elle soutient la création de mutuelles et veille à
l’harmonisation des services qu’elles proposent.
Mais des voix
s’élèvent pour critiquer ce système décentralisé qui repose sur la
société civile, l’adhésion volontaire aux mutuelles et le bénévolat de
gérants non professionnels. «Il est très rare que, lorsque la communauté
crée sa mutuelle, elle la gère efficacement. D’après les enseignements
déjà tirés, tant qu’il y a dix militants, ça va. Mais lorsqu’on grandit,
la charge de travail devient trop importante, surtout pour des
bénévoles qui n’ont souvent aucune formation préalable à la gestion»,
observe un expert international de la santé basé à Dakar, qui requiert
l’anonymat. «Au Rwanda, où la couverture maladie est obligatoire pour
tous et où 90 % de la population sont assurés, les gérants des mutuelles
sont des professionnels rémunérés par l’Etat, remarque M. Ousseynou
Diop, économiste de la santé et directeur de la Cmu à la Délégation
générale à la protection sociale (Dgps) du Sénégal. C’est une bonne
chose, même si ce système n’est pas un exemple pour nous : il est
fortement subventionné par les bailleurs internationaux, et sa viabilité
est donc difficilement appréciable.»
Pour les moins de 5 ans
La
Cmu pourrait devenir l’un des préalables à la réalisation des Objectifs
du millénaire pour le développement (Omd) et un outil pour l’après
2015. Au Sénégal, le choix de la Cmu participe des politiques de
gratuité des soins, tout particulièrement de ceux à destination des
mères et des jeunes enfants. La mortalité infantile et celle maternelle
(liée aux grossesses et aux accouchements, première cause de décès chez
les femmes en âge de procréer) figurent parmi les plus grandes plaies du
pays. Selon l’enquête démographique nationale de santé de 2011, le taux
de mortalité maternelle est estimé à 409 décès de parturientes pour
100 000 naissances vivantes, un chiffre qui n’a malheureusement que peu
évolué de 1998 à 2011. En 2012, le taux de mortalité infantile (celle
des moins de 5 ans), élaboré par le Groupe inter-agences ad hoc des
Nations-Unies, était de 60 pour 1 000, contre 77 en 2008 : une avancée.
Dans
le cadre de la mise en place de la Cmu, les soins sont gratuits pour
les enfants de moins de 5 ans depuis le 1er octobre. Une gratuité
relative jusqu’en décembre 2013, puisqu’elle n’exempte de paiement que
la première consultation, la vaccination, le séjour dans les postes et
centres de santé, ainsi que la première consultation aux urgences des
hôpitaux. Mais depuis janvier 2014, la prise en charge des moins de
5 ans sera totale dans les postes et centres de santé ainsi qu’aux
urgences des hôpitaux. Mme Coll Seck souhaite également donner un
«paquet» de médicaments de base.
Cette nouvelle politique, qui
bénéficiait d’un budget de 1,8 milliard de francs Cfa pour
l’année 2013 (trois mois donc), était accompagnée du remboursement total
des accouchements et des césariennes (650 millions de francs Cfa) sur
la même période, et de la prise en charge du plan Sésame. Celui-ci
organise la gratuité des soins pour les plus de 60 ans -une initiative
du Président Abdoulaye Wade (2000-2012)- et dispose de 850 millions de
francs Cfa (1,3 million d’euros). Ces subsides sont tirés des
5 milliards de francs Cfa (7,6 millions d’euros) destinés à la Cmu en
2013 (soit un vingt-quatrième du budget du ministère de la Santé).
Ces
mesures de gratuité immédiates semblent les plus à même de garantir
l’effectivité de la Cmu, et donc l’accès aux soins de base, même si
elles se limitent pour l’instant aux personnes âgées, aux enfants et aux
mères. Facilement opérationnelles et sans condition, elles ont déjà
prouvé leur efficacité par le passé, au regard des chiffres avancés et
des expériences de terrain. Elles permettent a minima de réduire les
mortalités infantile et maternelle. La population les plébiscite.
Faible affluence
Cependant,
malgré le lancement officiel de la Cmu, peu de Sénégalais semblent au
fait de la mesure, et les professionnels de la santé, avertis au dernier
moment, s’inquiètent de la mise en œuvre de la gratuité des soins.
C’est le cas de Mme Dior Camara, infirmière en chef du poste de santé
Hamo 5, à Guédiawaye, dans la banlieue de Dakar. Certains matins, elle
reçoit jusqu’à cinquante malades. Ici, elle est la seule infirmière
fonctionnaire de l’Etat : les deux jeunes femmes qui l’aident ont été
formées par elle, et elle sait qu’elles partiront dès qu’elles
trouveront un emploi mieux rémunéré dans un hôpital public ou une
clinique privée. Vingt agents de santé communautaire se relaient, comme
elles, au poste de santé Hamo 5, ainsi que trois sages-femmes diplômées.
Mme Camara
gère tant bien que mal son établissement grâce aux bénéfices qu’il
réalise. «En dix-neuf ans, nous n’avons reçu aucun matériel de l’Etat.
Et les mairies, qui doivent allouer 8 % de leur budget aux postes de
santé, ne versent rien, s’insurge-t-elle. Depuis 2010, l’Etat a donné
l’ordre de pratiquer les accouchements gratuitement. Très bien. Mais il
n’a rien octroyé aux postes de santé. Si l’acte est gratuit, comment
payer nos sages-femmes ? Le salaire des matrones est dérisoire. Il faut
que quelqu’un paye pour le malade ou la femme qui accouche : les
collectivités locales, l’Etat ou les patients. Avec les politiques de
gratuité, les administrateurs tuent les postes de santé à bas bruit.» La
jeune femme explique qu’à Hamo 5, le plan Sésame a été interrompu sans
explication. L’Etat ne rembourse plus depuis plus d’un an. Les personnes
âgées se soignent à leurs frais, ou ce sont leurs assurances qui
interviennent. Sinon, on les renvoie chez elles.
Les enfants de moins
de 5 ans représentent plus de deux des treize millions de Sénégalais,
quand les plus de 60 ans ne sont que trois cent mille environ. M. Diop
en a conscience : «Si on regarde la pyramide des âges, on se rend compte
que les moins de 5 ans sont bien plus nombreux que les plus de 60 ans…»
L’économiste a réalisé une simulation. Selon lui, s’il y a dix
consultations par jour dans chacun des mille centres et postes de santé,
à près de 1 000 francs Cfa chacune, l’Etat devra rembourser à ces
établissements 3,65 milliards de francs Cfa durant l’année 2014 pour les
plus jeunes. S’ajouteront à cette somme celles dues aux urgences des
hôpitaux, alors que le budget de l’Etat alloué à la Cmu en 2014 ne sera
«que» de 10 milliards de francs Cfa au total. Le gouvernement souligne
l’ampleur de son engagement et recevra le soutien de l’Agence française
de développement et de l’Usaid.
Mme Camara remplit les fiches
individuelles des enfants bénéficiaires de la mesure, après avoir
vérifié leur âge dans leur carnet de santé, en espérant que l’Etat
tiendra sa promesse... Elle se plaint du volume de travail
supplémentaire : «Mes consultations durent maintenant vingt minutes au
lieu de dix. Il faudrait embaucher une seconde personne qualifiée»,
estime-t-elle. Pourtant, le «rush» des mères et de leurs enfants n’a pas
encore eu lieu : «Comme d’habitude, nous devons informer nous-mêmes les
patients. Peut-être que dans deux ou trois mois, ce sera l’affluence.
Pour l’instant, peu de gens sont au courant de la gratuité pour les
moins de 5 ans.» Le premier défi de la Cmu au Sénégal sera aussi celui
de l’information.
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