
«Kersa et sutura (1) ornent nos actions en les rendant moralement belles.»
Pr Boubakar Ly
Dans son ouvrage Petit traité des grandes vertus, André Comte-Sponville nous rappelle : «Si la vertu peut s’enseigner, c’est plus par l’exemple que par des textes. A quoi bon, alors, un traité des vertus ? A ceci peut être : essayer de comprendre ce que nous devrions faire, ou être, ou vivre, et mesurer par là le chemin qui nous en sépare.»
J’ajouterais qu’il y a un côté esthétique dans l’éthique. Les français parlent du «bel agir». Les wolof disent «jikko ju rafet». En ces temps d’incertitudes où violence verbale et violence physique au sein des familles sont légion ici au Sénégal, il peut être intéressant de rappeler et d’examiner nos vertus morales.
Cet article se limite à une description succincte de quelques vertus. Nous comptons, plus tard, dans d’autres articles, examiner les conditions d’une bonne pratique de celles-ci et aborder la question de leur évolution à la suite des changements qui interviennent dans nos conditions d’existence.
L’intérêt pour les questions éthiques m’avait poussé, il y a quelques années, à entreprendre des démarches en vue d’en savoir plus sur nos vertus. Pour ce faire, je m’étais rendu à l’IFAN et j’avais découvert deux documents : le livre du professeur Assane Sylla, La philosophie morale des wolof. Et la copie de la thèse du professeur Boubakar Ly, «L’honneur et les valeurs morales dans les sociétés ouolof et toucouleur du Sénégal».
Ces deux documents, ainsi que le Petit traité des grandes vertus de André Comte-Sponville et le livre du vénéré Cheikh Ahmadou Bamba Nahju qadâl’il haj, constituaient mes références pour démarrer la réflexion.
Depuis lors, j’ai découvert d’autres œuvres aussi intéressantes les unes que les autres, mais je peux dire qu’une bonne partie des analyses et descriptions de cet article prend appui sur les documents cités plus haut.
Il est difficile d’évoquer l’éthique wolof sans parler de Kocc Barma, de Ndamal Gossas ou de Khaly Ma Diakhaté Kala. Comme le dit le professeur Assane Sylla, «ils ont contribué à former le même type d’homme et à faire triompher la même morale de l’honneur». Certainement, et sans le savoir, la plupart des sentences ou dictons que j’évoquerai par la suite leur appartient.
«L’arbre des vertus chez les wolof», dont je parle ici, est juste une image qui me permet de décrire les vertus. Je me suis posé une question simple : si je devais associer quelques vertus des wolof aux différentes composantes de cet arbre, comment allais-je procéder ?
Dans les racines, je mettrais quatre vertus essentielles :
· le jom (le sens de l’honneur),
· le ngor (la noblesse de caractère),
· Le teggin, le yar (la courtoisie, la politesse),
· le sago, nit ku teey, dal, (la maîtrise de soi, un être prudent , pondéré).
Dans le tronc, j’associerais quatre vertus importantes :
· le njub (la droiture, l’honnêteté),
· le fit (le courage),
· le muñ (l’endurance, la longanimité),
· le màndu (l’intégrité, la circonspection).
Dans les branches, j’introduirais huit vertus :
· la kersa (la pudeur),
· la sutura (discrétion, non divulgation des faiblesses et défauts des gens ),
· le dëgg (la vérité, la bonne foi),
· la teraanga(2), nit ku tabe, yéwén, laabir (l’hospitalité, un être généreux, d’une grande libéralité, charitable),
· le woyof (la modestie, l’humilité et la simplicité),
· le fulla(3) ak fayda (le sens de la dignité ou la magnanimité),
· le kollëre (la fidélité),
· le ubbeeku, nit ku yaatu (l’ouverture, un être ouvert).
Pour moi, ces seize vertus constituent les plus importantes. Mais, d’autres vertus jouent un grand rôle dans le vécu des wolof. Le masla est le tact, la patience, le sens de la diplomatie et de la conciliation. Le fond du masla se trouve dans l’éthique de la kersa et de la sutura. Le pas-pas ou le pasteef expriment de la détermination, de la volonté. L’homme qui a du jom a généralement beaucoup de pas-pas et de pasteef. C’est un homme d’honneur, un jambur.
Kaf, caaxaan sont appréciés dans la société wolof, pourvu qu’ils restent dans la limite de l’ordre. Le yiw est la sociabilité ou le commerce agréable d’une personne pleine de civilité ; il englobe de nombreuses vertus. Il y a bien sûr des «chevauchements» entre les vertus. Cet aspect sera abordé dans un prochain article.
Les wolof disent : «Nit day (4) gore !», «Nit jom !» «Nit kersa !» «Nit sago !» «Nit Xel !» «Nit day màndu !».
Vertus situées au niveau des racines
Le jom (le sens de l’honneur)
Le jom est le sens de l’honneur. L’homme de jom a un sens aigu de l’honneur. Dans son commerce avec ses semblables, il évite la honte (gacce). Il refuse de s’abaisser, de s’avilir. Il a le sens de l’effort et refuse la facilité ou la dépendance. L’homme doté de ce mental de jom aura facilement accès à ses ressources, car il s’appuie sur de vrais ressorts. Le professeur Assane Sylla nous rappelle : «Maîtrise de soi, probité, parfaite sociabilité, raffinement du comportement et du langage, honneur, voilà les principes fondamentaux qui régissent la vie du wolof : du berceau à la tombe, la conscience de l’individu est nourrie et façonnée par cette morale de l’honneur…»
Le professeur Boubakar Ly va dans le même sens : «L’importance que les ouolof attachent au jom est attestée par le fait qu’ils définissent l’homme par le jom. Ils disent en effet : Nit jom ! Nit su amul jom rekk amul dara.» Et les wolof disent de façon générale : « Nit bu ca jom jogge dara desatu ca ».
Le jom nous prémunit contre certaines tentations et il constitue un ressort puissant pour l’effort créateur. De ce point de vue, il joue sur le concupiscible (désir) et sur l’irascible (la crainte). Dans l’esprit des wolof, la réussite d’un individu a un lien étroit avec ce jom. Voilà pourquoi j’ai placé le jom au centre des racines de cet arbre.
Le teggin (la politesse, la courtoisie)
Le teggin veille au respect des protocoles de communication interpersonnelle, en vue d’établir des échanges cordiaux et équilibrés. Cette vertu contribue à affermir le lien social. Elle est visible par l’attitude et le comportement empreints de considération, de courtoisie, de circonspection et surtout de respect à l’égard d’autrui. Elle se reflète à travers l’attention accordée au respect de certaines prescriptions : dire «jàmm nga yendu» («bonjour »), «jërëjëf» («merci»), «jéggal ma», («pardon»), «baale ma» («s’il vous plaît» ou «permettez-moi»), etc., et à l’évitement des interdits (la vulgarité, la grossièreté, tout écart de langage ou attitudes choquantes tel que couper la parole, élever la voix, utiliser des mots blessants, etc.). Écoute et empathie font partie intégrante du teggin.
?Le teggin se situe aux origines des vertus. C’est lui qu’on enseigne d’abord aux enfants. Il est très important, en ce sens que sa présence ou son absence frappe les premières impressions d’une rencontre et s’incruste dès lors dans la perception qu’on a de l’autre.
Yar (éducation) est utilisé pour les enfants; teggin aura pour les adultes un sens de raffinement dans le langage et le comportement. Quand les wolof disent que «diw dafa sellal lamiñam», cela veut dire qu’on n’entendra jamais sortir de sa bouche des grossièretés. On dit souvent «xalé bu yaradiku momul li mu am, su roté ku yaru mo koy fab» («la possession d’un homme impoli est généralement instable, car ce bien sera toujours récupéré par plus poli que lui»). D’autres vertus prolongent le teggin : am aajo (courtoisie), Yég, weg, naw, fonk (affabilité, considération envers autrui, attention), yitte (courtoisie doublée de serviabilité et de disponibilité).
Le sago, nit ku teey, dal, (la maîtrise de soi, un être prudent , pondéré).
Le sago renvoie à la prudence. Cette vertu permet de choisir de façon judicieuse ce qui est bon ou mauvais, utile ou inutile. Vertu cardinale, la prudence a fait l’objet de nombreuses réflexions qu’on retrouve également dans les textes sacrés.
D’après saint Thomas, la prudence est la bonne disposition qui permet à l’intellect de choisir des moyens en vue de la fin. Un homme prudent a surtout une conduite raisonnée. Vertu morale et vertu intellectuelle, la prudence est souvent assimilée à la condition des vertus.
Baltasar Graciàn en fait une valeur sûre pour évoluer à la cour (des rois). La prudence participe fortement à l’harmonie de la cité. Elle joue beaucoup sur la variable temps ou la durée. C’est pourquoi on l’appelle vertu temporisatrice. Elle est, comme l’indique saint Thomas, «mémoire du passé, intelligence du présent et habileté à prévoir l’avenir». Sans cette vertu, toutes les autres deviennent aveugles. C’est elle qui les canalise en les maintenant dans les limites de l’ordre et de la mesure.
Chez les wolofs, un homme qui est teey ne se précipite jamais. Un homme dal est celui qui a le sens de la mesure ou de la modération. Il ne va jamais adopter des positions extrêmes. Il maîtrise sa colère (andak sago). Dans une situation délicate, il ne va jamais se «lâcher» pour éviter des regrets.
«Yakamti ak gaawantu bu nu juréé doom reccu am caw yoon» («l’empressement et la précipitation ne peuvent engendrer un enfant sans que des regrets s’y ajoutent»).
Dans ce registre, une caractéristique essentielle de l’homme prudent (teey) est la façon dont il tient sa langue. Ce dernier ne lui jouera jamais des tours. Il utilisera le silence quand c’est nécessaire.
L’homme prudent est également prévoyant. Les wolof disent : «Ellëk du añ du réér waaye dés na ko sédd» («Demain ne dîne ni ne soupe mais il faut lui réserver sa ration»).
Le ngor (la noblesse de caractère)
Selon le professeur Assane Sylla, être gore c’est avoir du ngor ; le mot gore est dérivé de gor, qui désigne l’homme libre. Le gor est honnête (jub) et incapable de succomber à la tentation de l’argent et des biens matériels. C’est l’homme qui, en toute circonstance, accomplit son devoir (liwar ou wareef). «Gor du soppiku», disent les wolof.
Serigne Abdoul Ahad Mbacké disait à propos du gor : «Su waxi démb am ak jëfu tey am mbingo, jàppal, gor a ngi nonu» («Si les promesses d’hier de quelqu’un correspondent aux actes d’aujourd’hui, vous avez en face de vous un gor»).
Vertus situées au niveau du tronc
Le njub (la droiture, l’honnêteté)
L’honnêteté ou njub est la vertu de l’homme dont la conduite est réglée sur la probité morale. Il accorde à chacun le sien. C’est la vertu de la personne qui ne veut pas être prise en défaut, même si elle est sûre que cela n’entraîne aucun préjudice. Le respect des lois de la cité ne suffit plus, car la personne est attachée à la justice et à l’équité. Sa conduite est dictée par le devoir : faire le bien est à la base de son action. Le njub constitue l’ossature du ngor.
D’après le professeur Assane Sylla, «chez les wolof, la justice est immanente. Il existe un déterminisme moral qui a ses lois de causalité telles que chaque acte bon ou mauvais engendre des conséquences qui rétablissent tôt ou tard la justice».
Ces dictons tirés du livre du professeur Assane Sylla l’illustrent : «Lu waay rendi mu nacc ciy loxoom» («qui égorge ne peut manquer d’avoir ses mains souillées de sang»). Dit autrement, cela veut dire que nul ne peut éviter d’être éclaboussé par les conséquences de ses actes. «Naxe ku ca am mbube, am ca tubey, mbakhana te la ca» («celui qui a pu obtenir, par escroquerie, un boubou, puis un pantalon, échouera lorsqu’il ne reste plus qu’à obtenir le chéchia»).
Le fit (le courage)
Le courage est cette force qui s’oppose à la peur, à la lassitude, à la facilité. Le courage est la vertu des héros, des intrépides mais aussi de l’honnête homme qui sait endurer les épreuves de la vie quotidienne.
Le courage est essentiel aux vertus, c’est lui qui leur donne de la vitalité. Le courage s’attaque à l’inertie, l’inaction, la paresse. Il constitue avec la fermeté d’âme, les vertus qui permettent de dompter les passions. La fermeté d’âme réfrène les passions, poussées par l’amour de soi (intérêt, vanité) ; le courage, lui, s’adresse à la peur, l’angoisse, la crainte ou l’inertie.
On trouve plusieurs types de courage : Le courage devant le péril (fit) ou encore, le courage des meilleurs, le courage des héros, des vainqueurs et des conquérants (jambar) ; le courage face aux labeurs, à la lassitude, à l’échec, (a un lien avec le jom) ; le courage face à l’incompréhension ou à l’adversité (a un lien avec le muñ) ; le courage face aux vicissitudes de la vie quotidienne (muñ) ; le courage du désespoir ou le courage face à la mort (muñ).
Le muñ (l’endurance, l’abnégation ou la longanimité)
Le muñ est l’abnégation patiente devant l’épreuve, mais aussi la longanimité dont on fait preuve dans le commerce des hommes.
Ce courage est celui de l’homme qui affronte la difficulté, l’échec, sans faire preuve de faiblesse. Rappelez-vous l’histoire d’Abraham Lincoln : il fit faillite à 31 ans, vit mourir sa fille à 35 ans, eut une dépression nerveuse à 36 ans et fut battu par 7 fois à des élections, mais fut élu président des USA à l’âge de 60 ans. Pareil pour Edison qui a fait 9999 essais sans parvenir à améliorer l’ampoule électrique. Plus proche de chez nous, rappelons le cas du Président Abdoulaye Wade qui s’est opposé à l’ancien régime pendant 26 ans et fut élu en 2000 à l’âge de 74 ans.
Les wolofs disent «ku muñ di nga muuñ» («Si tu as l’habitude d’endurer des épreuves, un jour tu souriras»). Ou bien «muña man muus» («l’abnégation patiente l’emporte toujours sur la ruse»). Mais un niveau élevé de muñ est d’avoir tous les atouts en terme de savoir, de pouvoir ou d’avoir, et se garder de les utiliser alors que rien ne s’y oppose : se taire alors qu’on est persuadé d’avoir raison (même lorsqu’on est acculé); se retenir à utiliser la force devant l’affront alors qu’on a ce pouvoir. Ici le muñ devient de la longanimité qui est cette patience avec laquelle on supporte une offense dont on peut punir l’auteur. Il allie le courage, la fermeté d’âme, la générosité et une certaine forme de simplicité. A son niveau encore plus élevé, il se rapproche de la charité (baax) ou de la grâce (yiw)- les wolof estiment que c’est une grande vertu.
Le màndu (l’intégrité morale)
Cette vertu est assimilée à l’intégrité morale. Pour le professeur Assane Sylla, le màndu dépasse le yiw. Il dit : «On ne dit d’un homme qu’il est màndu que lorsqu’on a la certitude qu’il est profondément honnête et incapable de commettre certaines fautes.»
Le màndu est une valeur difficile car il suppose l’attitude de non-jugement. Quand on est màndu, on ne juge pas, on ne stigmatise pas, on évite les attributions, on ne critique pas de façon gratuite, on n’évalue pas sans une certaine rigueur.
«Juger, c’est ne pas comprendre !» André Malraux et Amadou Hampathé Ba disent la même chose.
L’homme qui est màndu se garde de calomnie, de médisance. C’est une vertu de l’homme qui évolue dans son essence. C’est une vertu des sages et des saints.
Vertus situées au niveau des branches
La kersa (la pudeur)
La kersa évoque pudeur, respect, tact et diplomatie. Ici, il faudrait reproduire de larges extraits du texte du professeur Boubakar Ly. «L’homme de kersa connaît le monde ; il agit toujours pour le mieux et il est très conciliant. Les comportements de kersa sont empreints de respect, de discrétion, de délicatesse et de tact fondés sur la pudeur. L’homme de kersa n’a toujours que de belles paroles. Il n’est jamais grossier. L’homme de kersa doit savoir employer des expressions belles qui rendent le commerce social plus lisse.»
Il poursuit : «La délicatesse du langage est un aspect très important de la kersa. L’homme de kersa ne dit pas tout ce qu’il sait. Le respect pudique qu’est la kersa impose de ne jamais acculer un homme ; et de ne jamais faire quelque chose qui puisse provoquer de la honte (toroxal). Un homme ayant de la kersa préfère souvent à la vérité toute crue, toute dure, un mensonge poli, un mensonge de situation.»
Une bonne illustration de la kersa nous est fournie par l’écrivain Hampaté Ba : «Si vous demandez un service aux gens de Ségou et qu’ils s’entendent vous le refuser, ils le feront avec tant d’intelligence et d’adresse que vous vous croirez encore obligé de leur dire merci.»
Cela évoque, chez moi, la perception que j’ai des gens de Saint-Louis du Sénégal. Tout dans leur attitude est douceur et gentillesse. Pape Touré l’a bien mentionné dans sa chanson «Mandali».
La sutura (discrétion, non-divulgation des faiblesses et défauts des gens)
Cette vertu consiste essentiellement au refus de provoquer la honte chez l’autre. Dès lors, on cache aux yeux du public les faiblesses et les défauts de quelqu’un, pour ne laisser paraître que ce qui le rend respectable.
Le professeur Boubakar Ly poursuit : «L’homme de kersa sait ménager les gens. Il a de la sutura. ‘Sangue sutura’, c’est jeter un voile pudique. ‘Suturaal’ veut dire éviter de faire ou de dire ce qui peut acculer une personne. C’est éviter tout ce qui peut la déconsidérer aux yeux d’autrui en jetant un voile pudique sur tout ce qu’il y a de délicat tant dans sa personnalité que dans sa vie. On peut dire non à une demande, mais cela doit être exprimé avec délicatesse, car on doit toujours manifester, à celui qui a demandé, du respect. L’homme de sutura ne va jamais humilier quelqu’un pour quelque motif que ce soit. Il évitera, à tout prix, la souffrance sans raison suffisante.»
Le vénéré Cheikh Ahmadou Bamba dit dans son livre Nahju qadâl’il haj, dit : «Ne cherche pas à déceler, dans les défauts des gens, ce qu’ils ont mis sous voile de peur que Dieu ne déchire les voiles de tes propres défauts.»
?Il ajoute : «Si tu désires vivre et que ta foi soit sauve, tes droits respectés et ton honneur préservé, alors n’évoque pas de ta langue les défauts d’autrui, car il figure en toi des vices et les autres ont des langues.»
Même dans la critique, la forme est très importante. Le vénéré Cheikh Ahmadou Bamba toujours : «Ne dis jamais à quelqu’un ‘Tu mens’, ‘Ce que tu dis est faux’, ‘Tu t’es trompé’ ou tout autre propos du genre, qui peut le frustrer, fut-il même un enfant. Dis-lui plutôt ‘Je ne le voyais pas ainsi’ ou ‘Pour ma part j’ignorais que...’. Habitue ta langue à la bonne parole, ainsi tu en seras heureux et tu seras préservé de tout mal.»
La sutura est mise en évidence par ce dicton : «Fu jamm yendu nit a fa xam lu mou waxul» («Là où règne la paix, il y a quelqu’un qui a su taire ce qu’il sait»). L’homme de kerssa et de sutura sait gérer le silence, car il comprend tout le poids des mots et leur capacité créatrice ou destructrice. Les wolofs disent «nit kersa !» («l’homme vertueux a de la kersa»), «si tu n’accordes ni kersa ni sutura aux personnes, Dieu ne t’accordera ni kersa ni sutura».
Le dëgg (la vérité, la bonne foi)
Un homme deggu est attaché à la vérité et souffre de toute incohérence pouvant survenir entre sa pensée, ses propos et ses actes. Il dit ce qu’il pense et traduit ses propos dans ses actes. L’homme de bonne foi refuse le mensonge, la dissimulation, l’artifice (sorte de manœuvre malicieuse relevant de la ruse). Il évite la médisance (jëw) et le colportage. Il ne fait pas de calomnie. Chez les wolof, l’homme vertueux doté d’une vraie noblesse de caractère est d’abord un homme attaché à sa parole : «Gor sa wax ja !»
L’authenticité est très difficile, car elle peut être perçue comme du naturel, de la spontanéité chez certains, et vue par d’autres comme de l’exhibition, de la grossièreté. Dire ce que l’on pense même lorsque cela heurte, ce n’est pas de l’authenticité, c’est de la rusticité. Mais avouer sans complexe ses difficultés, présenter les choses comme elles sont, élever la vérité plus haut que les petits intérêts, cela constitue une vraie authenticité. Vus des hommes rusés, une telle attitude relève de la naïveté.
La teraanga, nit ku tabe, yéwén, laabir (l’hospitalité, un être généreux, charitable)
Selon André Comte-Sponville, la générosité est la vertu du don. Elle est ce désir de procurer de la joie à l’autre et ainsi tirer de la joie sur cette joie. Elle est donc joie sur joie. Très souvent, elle concerne des choses qui présentent de l’intérêt pour le bénéficiaire et dont la dépossession n’entraîne aucun dommage à son propriétaire. La générosité du cœur (labiir) dépasse les limites du don pour s’étendre à la clémence, à la compassion et à la tolérance. Ici, la joie est transmise non uniquement à nos amis et parents, mais à des inconnus et même à nos ennemis.
Dans la société wolof, la libéralité (tabe) est très bien vue. Ce n’est pas pour rien que le Sénégal est appelé le «Pays de la teraanga». Mais dans les cérémonies familiales, ce qui frappe l’observateur extérieur, c’est le côté peu discret des transactions (don, gratitude). Il est important de préciser à l’assemblée qui a donné quoi. A ce jeu, on voit bien que cela peut entraîner des rancœurs pour celui qui n’a pas été en mesure de rendre des présents à la hauteur des dons reçus.
Très souvent, ces parties de dons réciproques ressemblent à une guerre déguisée où la victoire est accordée à la famille qui parvient à offrir le maximum de cadeaux. «Jam nañu lène» («Nous les avons eus») veut dire que notre famille (la plus prestigieuse) a eu le dessus. Quelle façon paradoxale de donner !
Le woyof (la modestie, l’humilité et la simplicité)
Le woyof englobe la modestie, l’humilité et la simplicité. Être simple, c’est être comme on est (sans chercher le triomphe de son ego, sans chercher toujours à l’emporter). Le simple est sans artifice. Il est, à la limite, naïf car il dit ce qu’il pense (franchise) et son action est conforme à ses pensées (sincérité) ; mais mieux, il ne passe pas son temps à s’ajuster, à se compasser, à se mesurer.
«L’homme simple voit en ligne droite»; il fait de son mieux pour que les autres comprennent; il a horreur des fioritures, et il donne aux autres l’opportunité d’exister, de s’affirmer et de célébrer, en réfrénant les ardeurs de son ego. Cela constitue le fondement de la modestie.
Il a certainement conscience de sa faiblesse ; cela lui procure de l’humilité, mais il évite de se définir, de se positionner, de s’identifier (attitude très courante dans la communication interpersonnelle). Pour être bien dans sa peau, il n’a pas besoin d’impressionner ou d’ajouter des éléments (complètement vains) à sa personne. La simplicité est une vertu difficile car elle «attaque» directement notre ego.
Pour les wolofs, être simple c’est acquérir un supplément de dignité, puisque c’est éviter les multiples affronts auxquels on se heurte par vanité. Quel que soit le domaine, il y aura toujours meilleur que soi et pire que soi. Le dicton suivant le décrit : «Xarum waay gayndé waay» («On est toujours le mouton de quelqu’un et le lion de quelqu’un d’autre»). Le professeur Assane Sylla ajoute à ce propos : «Les penseurs wolofs ont déployé toutes les ressources de leur intelligence pour flétrir l’orgueil et la vanité. Ils ont montré combien ils apprécient le courage calme, la richesse qui est générosité, la science qui éclaire sans écraser, la force qui se fait protectrice et l’autorité qui se fait joviale.»
Le fulla ak fayda (le sens de la dignité )
Fulla peut être assimilé à la fermeté de caractère. Fayda prolonge le fulla en y incluant de la détermination. Tous les deux font appel à la dignité. Le fulla et le fayda a un lien avec le jom. Les couples «honneur-dignité» et «pudeur-honte» entrent également ici en jeu. Dignité étant un désir de préserver son honneur (samm sa sag) ; la pudeur étant une aversion pour la honte (daw gacce).
Il s’y ajoute une certaine fierté qu’on pourrait nommer assurance ou estime de soi. Cette estime de soi est cette vertu de l’homme doté d’une claire conscience de ses capacités personnelles avec une bonne évaluation de sa valeur, de ses forces, de ses faiblesses, et surtout de son potentiel. Elle se transforme en orgueil dès que la personne surestime ses forces ou sous-estime ses faiblesses. Dans le cas contraire, on assiste à une mésestime de soi. Tout cela se construit dans l’ego à travers les premières interactions que l’enfant entretient avec son entourage.
L’assurance de l’homme de fulla est essentielle dans sa relation avec autrui. Elle devient vertueuse à partir du moment où en se diffusant, elle suscite des émotions positives chez les autres. Mais si elle pousse l’individu vers l’amour-propre ou l’arrogance, cela suscite généralement des réactions négatives.
L’homme de fulla est très digne. Son fayda en fait un homme responsable. Tout dans son comportement renvoie cette image de dignité à son entourage. Le dicton dit : «Fullaay jaay daqaar, mbaa ‘ma moss’ jeexal ko» («C’est la fermeté qui permet de vendre du tamarin , sinon les acheteurs le finissent à force de goûter»).
Les wolofs disent que pour être heureux, il faut se connaître soi–même (xam sa bopp). Cela veut dire essentiellement connaître ses possibilités et ses limites. Ils disent dans le même ordre d’idées : «Def la nga mën, wax la nga xam, boo tëddé nélaw» («Ne faire que ce qu’on peut, ne dire que ce qu’on sait ; couché, on dort tranquillement»).
Le kollëre (la fidélité)
La fidélité est une vertu de mémoire, la vertu du même selon Jankélévitch. Sans fidélité, les vertus auront beaucoup de mal à se stabiliser ; la fidélité constitue le principe des vertus. Sa tâche est immense, car la nature humaine est par principe changeante et la fidélité s’évertue à lutter contre cette tendance.
Le kollëre est la vertu de l’homme qui reste attaché à ses idées, sa foi, ses racines, son serment, ses engagements et ses relations. Elle relie celui-ci à son passé et crée un lien entre ce dernier, le présent et le futur. Certes, personne ne peut prétendre garder intact tout son passé, car l’être humain est sujet au changement et il oublie. On peut même accepter qu’il y ait des évolutions chez l’homme, mais ce qui constitue un problème, c’est lorsque ces transformations ressemblent à du reniement, à de la versatilité et de l’inconstance avérée.
Il est très difficile de dire jusqu’où on met le curseur. La vie est un labyrinthe. Il est très fréquent de constater des évolutions notables dans la vie d’un homme. Nous ne pouvons revivre complètement le passé, mais il y a au moins un respect que nous devons accorder à ce qui nous avait lié à untel ou aux idées et principes que nous avons épousés à tel autre moment de la vie, ou aux vieilles relations tissées le long de notre parcours.
L’une des caractéristiques de la fidélité consiste à accepter son passé sans complexe (ses origines, ses vieilles relations, ses idées, sa foi, son serment et ses engagements). Si l’on peut changer de chaussette comme l’on veut, cela ne peut se faire pour les relations tissées.
Les wolof disent que «kollëre guinàw lay fëté» («La fidélité consiste surtout à prêter attention au passé»), «Mbok Alal lu yalla la » ou encore « les liens de parenté constituent une richesse divine. » « Il faut donc les sauvegarder par le pied, en allant rendre visite régulièrement à ses parents, par la main, en apportant sa contribution et par la bouche, en prenant soin de leur dire des choses agréables. »
Les wolof disent «nitu demb» («un homme attaché au passé»), de quelqu’un qui accorde le plus grand respect à son passé (ses vieilles connaissances, ses parents, ses engagements, etc.)
En résumé nous dirons : fidélité à ses racines, fidélité à la pensée, fidélité à l’amour, fidélité en amitié, fidélité à sa foi, fidélité aux morts et disparus, fidélité à la morale.
Le ubbeeku, nit ku yaatu (l’ouverture, un être ouvert)
L’ouverture est une vertu de relation qui extériorise la capacité à communiquer efficacement avec tous. Elle est toujours accompagnée d’une écoute empathique et d’une forte tolérance. Elle facilite le commerce des hommes. L’homme ouvert d’esprit n’est pas seulement courtois, il est tolérant, se garde d’avoir des préjugés ou d’adopter certaines attitudes : peu enclin aux jugements, aux évaluations hasardeuses, aux critiques maladroites. Mieux, s’il est obligé de le faire, il agit avec beaucoup de tact et après mûre réflexion, en mettant en avant l’éthique de la kersa et de la sutura.
Aux origines des vertus wolof, on trouve le teggin. Le yiw prolonge les vertus et les oriente vers la probité morale. Le sago les canalisent dans le bon sens en introduisant calme, pondération et maîtrise de soi; l’attitude teey ou dal (dans le sens de prudence) est une condition des vertus. Le fit et le jom leur donnent du tonus ou de la vitalité. Mais le jom constitue la pièce maîtresse de l’éthique wolof. Cela a un lien avec la structure de la société traditionnelle. La kersa et la sutura y ajoutent de l’ornement et le woyof leur donne le relief qui en fait de l’excellence. La simplicité est le support et la fondation des vertus, d’après Jankélévitch.
Il est vrai que c’est la charité (laabir) qui constitue leur couronnement, mais charité sans simplicité pose quelques difficultés. Car autrement, elle manque de pureté ; on y décèle facilement l’intérêt ou la vanité.
Màndu et woyof sont des vertus qui appartiennent aux sages et aux saints. Elles sont très difficiles à mettre en pratique, car se dresse devant eux l’ego avec ses mécanismes de défense. Ce sont des vertus du futur.
Nous avons juste décrit quelques vertus wolof sans procéder à une analyse des difficultés que l’on rencontre quand il s’agit de les mettre en pratique. Nombreux sont les auteurs (entre autres, Aristote, Pascal) qui plaident pour la complémentarité des vertus, même s’ils utilisent des termes différents.
Le Professeur Assane Sylla va dans ce sens quand il parle de «’courage calme’, ‘richesse qui est générosité’, ‘science qui éclaire sans écraser’, ‘force qui se fait protectrice et autorité qui se fait joviale’».
On peut le voir à travers les éléments suivants : le teggin, voire le yiw, peut être utilisé comme moyen de roublardise ; il faut s’assurer qu’un homme poli est honnête. Les wolof sont assez vigilants à ce niveau quand il disent : «Defa jekk yiw te saay saay».
La fidélité (kollëre), poussée jusqu’au bout, est synonyme de conservatisme, passéisme, vision étriquée. La loyauté ne doit pas être source de fanatisme; l’ouverture ou ubbeeku la complète.
Les comportements d’un homme teey ou dal peuvent rimer avec inaction, inertie ou apathie : «Cet homme est très prudent, est–il courageux ?», «il est très courageux, est-il prudent ?». L’attachement au dëgg peut être source de rusticité : avons-nous affaire à un homme qui a de la kersa et de la sutura ? Ici également la question peut être inversée.
La générosité (tabe) de cette personne est–elle fondée sur la mésestime de soi (tout pour les autres) ou sur l’orgueil mal placé (tout pour moi, visant surtout les louanges) ? Le woyof de certains ne cache-t-il pas un manque de fulla ak fayda ?
Ibrahima THIOYE, cadre des Télécoms
N. B. : J’avais obtenu une copie de la thèse du professeur Boubakar Ly en 2009. J’étais absolument impressionné par son contenu. Je me demandais pourquoi cette thèse n’avait pas été édité. En écrivant ces lignes et en googlant «professeur Boubakar Ly», je découvre avec beaucoup de joie que cela a été fait en 2016. Son titre est La morale de l'honneur dans les sociétés wolof et halpulaar traditionnelles : Tome 1 et Tome 2. Je le recommande vivement à tous ceux qui sont intéressés par la morale chez les wolof et les halpulaar.
1. «sutura» au lieu de «suturë». Je me réfère au dictionnaire wolof-français de Jean Leopold Diouf.
2. «teraanga» au lieu de «teranga». Je me réfère au dictionnaire wolof-français de Jean-Léopold Diouf.
3. «Fulla» au lieu de «fullë». Je me réfère au dictionnaire Wolof-Français de Jean-Léopold Diouf
4. «Day» = «dafay»
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