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Chronique

Sénégal : Du Leviathan ou de la nécessité d’éradiquer la culture de la violence par Babacar Gueye

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Sénégal : Du Leviathan ou de la nécessité d’éradiquer la culture de la violence par Babacar Gueye

A moins de se réfugier derrière une politique de l’autruche qui éviterait de voir l’évidence, force est de convenir que le Sénégal est entré, depuis 2011, avec les évènements d’avril à Sangalkam qui ont entraîné la mort de Malick Bâ, dans un cycle de violences latentes qui couvent et éclatent à la moindre étincelle. A la vérité, les violentes manifestations des marchands ambulants au mois de novembre 2007, qui avaient mis à feu et à sang la capitale sénégalaise, quelques mois seulement après la réélection d’Abdoulaye Wade comme président de la République, une fois passé l’effet de surprise, préfigurait ce cycle de violences latentes dans lequel s’est installé le pays depuis deux décennies au moins. La dernière campagne présidentielle de février 2012, qui avait fait craindre le pire au pays, n’est que l’apothéose de ce cycle. Même ce qu’on a appelé « les années de braise », qui désignent cette période qui va de la présidentielle de 1988 à celle de 1993 (marquée par l’assassinat d’un membre du Conseil constitutionnel, Babacar Sèye), n’égale pas en violence et en durée cette campagne de 2012. Pendant toute la campagne électorale, le pays s’est réveillé au rythme de violentes manifestations contre la candidature, jugée inconstitutionnelle, de Wade, réprimées dans le sang avec, à la clé, 14 morts, officiellement (dont un jeune auxiliaire de police).


Entre ces années de braise et la campagne présidentielle de 2012, une accalmie seulement apparente, puisque le pays est traversé de violences sporadiques à l’échelle nationale, communautaire ou local, du moins quant à leur implication. Pour n’en citer que les plus marquantes : le 29 février 1988, au lendemain de l’élection présidentielle, le Sénégal entre dans une spirale de violence qui ne va s’estomper qu’en 1989 ; le 16 février 1994, une marche de l’opposition avec, à sa tête, son chef de file, Abdoulaye Wade, soutenu par les religieux du mouvement Moustarchidina, fait 6 morts dans les rangs de… la police ; le 21 novembre 2007, les marchands ambulants mettent la capitale sénégalais à feu et à sang… Dans le même temps, le Sénégal bruit souvent d’expéditions punitives récurrentes de chefs politiques ou religieux à l’encontre d’individus ou de groupes, de batailles rangées entre groupes religieux (Yalla-yalla contre Baye Fall à Louga, disciples de Cheikh Bethio contre ceux de Serigne Kara,...). On en oublie l’incendie de la Bourse du Travail du 21 mars 2001 attribué à des syndicalistes proches du pouvoir et qui avait fait un mort et plusieurs blessés dans le camp de l’opposition d’alors. On en oublie surtout que le quotidien de l’immense majorité des jeunes au Sénégal est rythmé par des violences entre quartiers, lors des compétences de football appelées « navétanes » qui opposent les clubs de quartiers, les fanatiques de l’arène, quasiment tous les dimanches durant la saison de lutte.


L’ombre de Wade


Si l’histoire politique, surtout dans ses moments de renouvellements, depuis la présidentielle de 1963, a connu des flambées de violence, il reste que les violences cycliques dans lequel le Sénégal se débat depuis 1988 ont un dénominateur commun : Abdoulaye Wade. Jugez-en vous-mêmes ! Entre mars 2000, date de son accession au pouvoir, et mai 2011, l’opposition sénégalaise s’est vue accusée de hardiesse et de passer son temps dans les salons feutrés de Dansokho, son leader historique. Au lieu de descendre «  sur le terrain », comme le fit en son temps le pape du sopi, Wade. Car, de 1988, tout le temps qu’il fut le chef déclaré de l’opposition, le Sénégal a toujours été empêtré dans des violences politiques, les seules accalmies correspondant aux périodes d’entrisme de son parti, le Parti démocratique sénégalais (Pds), au sein des gouvernements de Diouf (1991-1992 et 1995-1997).


Instrumentalisation de l’Etat


Durant le magistère du pape du sopi, l’opposition s’est assagie. Wade la traite même de « poltronne », puisqu’elle n’ose pas descendre dans la rue (ce que la période trouble de la campagne électorale de cette année démentira), ce dont elle se défend, arguant du caractère « républicain » de son action politique. Avant cette période, les seules manifestations de violences émanent des partisans de Wade : tantôt c’est un ministre déchu dont les affidés manifestent leur courroux en bloquant la circulation et en brûlant des pneus, tantôt c’est son parti qui organise des contre-manifestations aux manifestations pacifiques de l’opposition, faisant craindre une confrontation physique, heureusement jamais survenue. Dans le même temps, on assiste à une instrumentalisation de l’Etat, ce qui n’est guère surprenant quand on sait qu’au lendemain de son élection en 2000, le pape du sopi confiait à un hebdomadaire (Nouvel Horizon) qu’il penchait pour un « césarisme démocratique » sous nos contrées, la démocratie n’étant pas en adéquation avec « nos réalités » (sic !). On interdit et réprime les marches, malgré l’inscription du droit à la manifestation dans la constitution (marche de l’opposition de janvier 2007 et marche des consommateurs d’avril 2008), et les forces de l’ordre multiplient les bavures, sans conséquence pour les fautifs. L’étudiant Balla Gaye est tué d’une balle dans… le dos en janvier 2001 ; le pêcheur Alioune Badara Mbengue est torturé à mort à la prison centrale de Rebeuss en juillet 2002 ; Sangoné Mbaye est abattu par un gendarme à Joal en 2009 ; Mamadou Bakhoum meurt dans les locaux de la gendarmerie, Aboubacry Dia dans ceux du commissariat de Matam, Dominique Lopy dans ceux du commissariat de Kolda, Alioune Badara Diop à Ndorong, tous victimes de sévices, etc. La liste est longue.


Le règne de l’impunité


Tous ces meurtres sont, paradoxalement, le fait d’éléments des forces de l’ordre. Tout comme ces expéditions punitives contre des journalistes ou de simples citoyens, ces meurtres restent jusqu’ici impunis. L’Etat de droit a cédé la place à une culture de la violence. L’Etat n’est plus, dans cette sorte d’état de la nature, qu’une force à la solde d’individus et d’intérêts particuliers. Il est devenu évanescent et impuissant face aux hordes de supporters des clubs de « navetanes » ou de fanatiques de la lutte qui déferlent régulièrement dans les rues et imposent leur loi. Ce fut le cas le vendredi et le lundi derniers, quand les ouailles d’un guide religieux emprisonné pour son implication supposée dans le meurtre de deux disciples égarés, ont mis à feu et à sang la capitale sénégalaise, s’en prenant particulièrement à des citoyens ordinaires dont les biens ont été mis à sac ou dérobés. Ironie du sort, ces fidèles sont, officiellement, soutenus, par le Pds de Wade !


C’est ici que l’image hobbienne de l’Etat-Leviathan, qui fonde la science politique, prend tout son sens. Il urge que l’Etat reprenne ce qui en fait son essence : le monopole de la violence légitime. C’est la seule voie de salut pour éradiquer cette culture de la violence qui s’est instillée durant ces deux décennies dans les mœurs sénégalaises, jadis si tranquilles.


Par Babacar Guèye



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