
« Personne n’ose envisager les vicissitudes
du temps quand il a rejeté la loi
et se complaît dans l’iniquité »
EURIDIPE
Seul Abdoulaye Wade sait, lui seul peut dire pourquoi il a choisi de ne s’adresser à ses compatriotes qu’au 21ème jour du grand soulèvement qui a failli emporter son régime. Lui seul peut dire pourquoi il a réservé sa première sortie publique à une manifestation artistique au cours de laquelle il a évoqué un dossier qu’il voudrait transmettre à son « successeur ». Lui seul sait pourquoi il a choisi le 14 juillet, jour de travail chez nous, jour de fête en France, pour faire sa première sortie publique sur ces mêmes évènements. Lui seul sait enfin, puisqu’il ne sort de ses différents « entretiens » aucune confidence sur cette question, pourquoi il ne s’adresse à nous qu’au travers de son parti. Il se peut qu’il ait choisi cette date sans en mesurer la portée symbolique, sans savoir que ce jour-là, le peuple parisien s’est attaqué à la prison de la Bastille, pour libérer des personnes arbitrairement détenues, arrêter le roi Louis XVI pour le guillotiner. Que cette date symbolise l’unité de la France retrouvée une année plus tard et non la victoire d’un clan. Il se pourrait qu’il n’ait pas su que le peuple parisien craignait une invasion de forces étrangères, et que l’armée républicaine s’était rangée du côté de ce peuple. Ce que je peux dire, en ce jour solennel où le monde entier l’écoute, c’est que je ne désespère pas de le voir bien agir et surtout, de le voir bien partir. Je le dis parce qu’il me fait une immense peine de le voir si mal finir, en divorce total avec son peuple. Il a exercé sur moi, ma génération et les générations précédentes une fascination si grande, que nous souffrons de le voir si mal traité, de voir le monde lui manquer de respect. Je m’en veux de ne pouvoir le détester, malgré tout le mal qu’il a fait à mon pays. Je me souviens de l’homme blessé que je trouvais chez lui, meurtri par les nombreux sévices qui lui ont été infligés, prêt à tout subir pour faire avancer son pays vers la modernité.
Les souvenirs me reviennent, qui en rajoutent à ma souffrance. J’ai encore l’image de cette journée pendant laquelle, mon dictaphone que j’avais apporté avec moi manquait de batteries. Il cherchait partout dans la maison, mettant son épouse à contribution, pour que nous trouvions le moyen de faire cet entretien auquel il tenait tant. Il s’est un jour mis en colère, parce que j’avais parlé de lui en termes qu’il avait trouvé déplaisants et irrespectueux. Nous nous étions mis dans son vieux salon, avec Alioune Diop et Pape Samba Mboup pour nous expliquer « entre hommes ». Je n’en ai pas parlé par la suite parce que je ne voulais rien qui pût changer l’image que le peuple se faisait de cet homme, pour ne pas compromettre ses chances de devenir président. C’était mon rêve de tous les jours, et j’appréhendais ma culpabilité, le jour où on viendrait m’annoncer sa mort, sans qu’il ait eu l’occasion de mettre en œuvre ses grandes ambitions pour le Sénégal. Je me disais « mais quelle perte alors, pour le Sénégal » ! Entre les hommes politiques de ce temps que j’ai pu éprouver, il était le meilleur. Oui j’ai admiré Abdoulaye Wade et j’ai souffert d’avoir été privé de la familiarité d’un tel homme. Mais je ne pouvais rester son ami qu’au prix de la renonciation à ma liberté et aux principes républicains auxquels je reste attaché. C’est ce que j’ai retenu de tout ce qu’a dit l’avocat Robert Bourgi. La loyauté à un homme ne peut pas être placée au-dessus de l’idéal républicain.
J’ai trouvé dans les paroles du brillant Ouza, quelque chose de presque psychanalytique. Il a trouvé les bons refrains pour chanter notre désarroi. Nous étions les enfants de Wade et pour chaque enfant, le père est le premier des héros. C’est bien ce qu’il représentait pour moi comme pour beaucoup de sénégalais et d’africains. Notre admiration masquait le reste de ses défauts. Car disons-le, Abdoulaye Wade n’a pas toujours été un homme mauvais. Il a su faire preuve d’un courage admirable. Il a su saisir les battements de nos cœurs, faire avancer la démocratie sénégalaise par son courage. Mais au fil du temps, ses errements ont eu raison de notre enchantement. S’il punissait certains crimes, s’il ne s’était pas embarqué dans son projet transmission filiale du pouvoir et se conformait à sa Constitution, il resterait le plus aimé des hommes d’Etat sénégalais. Encore pour lui pardonner certains crimes, j’essaie de me convaincre qu’il s’est laissé dominer par des forces qu’il n’arrive plus à maîtriser. Je n’admirerai aucun homme comme j’ai admiré Abdoulaye Wade. Je ne croirai plus en un homme comme j’ai cru en lui. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment un homme aussi clairvoyant a pu se réveiller aveugle. Dans cette constellation d’étoiles politiques brillantes et d’hommes courageux comme notre pays en a connu, il laissera un grand trou noir que rien ne pourra combler. Quoi que nous puissions penser de lui, il nous laissera orphelins. Un homme comme lui ne se devait pas d’avoir un fils. Il devait être un père pour nous tous et pas pour un seul homme. Trop de mal a été fait, trop de crimes ont été commis. La volonté d’assurer le bonheur d’un seul homme a causé le malheur de tout un peuple. L’argent du pays a été dilapidé, les libertés confisquées, les médias d’Etat transformés en outils de propagande, une presse d’injures et d’invectives entretenue pour salir tout ce qui peut l’être.
J’ai dit tout ce qui a précédé parce que rien ne pourra plus sauver son régime ou perpétuer son règne. Mais il n’est pas trop tard pour bien finir. Si, de son siège, il s’adresse à son peuple, en lui disant « j’ai voulu violer ma Constitution, vous m’avez dit non. J’ai voulu vous imposer un successeur, vous m’avez dit non. Le monde entier me demande aussi de partir. Ma sagesse et mon courage me commandent de me plier à votre volonté. Je voudrais vous annoncer que ce mandat est le dernier que j’exercerai en tant que président » ; S’il nous surprend avec ce sursaut de lucidité, il transformera notre colère en admiration. Aucun pouvoir n’est éternel. Même celui de Dieu finira le jour où il n’aura aucun être sur qui exercer son règne. C’est pourquoi les hommes qui parviennent au sommet s’avisent de laisser à la postérité le souvenir impérissable de leur grandeur. Entendez, cher maître, cette prière sacerdotale. Ne laissez pas les radicaux de votre camp entacher votre passage sur terre. Vous ne devez plus avoir qu’une attitude conciliante. La répression que vous laissez abattre sur votre peuple, les manifestants que vous mettez en prison et la violence que vous encouragez contre vos opposants ne feront que nourrir la colère qui vous emportera. Ne vous accrochez pas à votre fauteuil, quand c’est votre honneur qu’il vous reste à sauver. Si vous ne quittez pas, le peuple vous quittera de la façon la plus humiliante qui soit.
SJD
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