
« Dans les crises politiques, le plus difficile
pour un honnête homme n’est pas de faire
son devoir, mais de le connaître »
Louis de BONALD
Nous avons manifesté mercredi devant le siège des Nations Unies contre un troisième mandat d’Abdoulaye Wade à la tête du Sénégal. Ce n’est pas la première fois que nous manifestons en ce lieu symbolique, mais nous tous partageons le secret espoir que ce soit la dernière. Qu’à la prochaine session de l’Assemblée générale, Abdoulaye Wade ne soit plus là pour se pavaner dans les salons du Waldorf Astoria avec sa suite encombrante et dépenser des sommes qui auraient pu être consacrées à la satisfaction des besoins de ses pauvres concitoyens. Nous manifestions aux côtés de ressortissants d’Asie, où la dictature a toujours été la règle et la démocratie l’exception. Nous étions donc les seuls africains parmi des manifestants chinois qui scandaient « shame on China » et des birmans stoïques qui ont préféré la méditation aux lamentations. Nous étions donc la curiosité des autres délégations africaines et cette singularité ne m’a pas échappé. J’ai crié devant une déléguée africaine, stupéfaite de voir des sénégalais protester si bruyamment avec leurs pancartes, « oui, c’est bien lui. Il se fait passer pour un Mandela, mais c’est un Mugabé quant au fait. C’est bien Abdoulaye Wade madame, un des derniers autocrates du continent africain ». J’étais fier d’être là à manifester, mais j’ai vite pris conscience de la rareté que nous sommes devenus en Afrique. La démocratie s’est bien installée sur les ruines des anciennes dictatures emportées par l’aveuglement des dictateurs sanguinaires ; que nous sommes devenus le seul pays au monde à avoir un vieil autocrate de 87 ans qui veut briguer un troisième mandat à la tête de son pays ; qu’au Mali, au Libéria, en Guinée, en Sierra Leone, en Côte d’Ivoire, en Mauritanie, à l’exception notoire du petit territoire gambien et du Burkina Faso dirigés par des putschistes, tous les pays d’Afrique de l’Ouest expérimentent la démocratie pendant que nous sénégalais empruntons les voies sinueuses de la monocratie et de la monarchie héréditaire. C’était une raison supplémentaire pour manifester et je le referai autant de fois qu’il en faudra -cette après-midi à Harlem- jusqu’à ce qu’Abdoulaye Wade se rende compte de l’inanité de son projet.
Mais je me suis demandé, en me faufilant parmi cette foule compacte qui inonde Times
Square aux heures de pointe, si nous sénégalais connaissons le véritable responsable de
nos malheurs. Je me suis demandé ce que serait ce vieillard sinistre contre lequel nous
vitupérons, sans la horde de brigands qu’il a élevés dans sa Cour et qui veulent
perpétuer son règne. J’ai surtout pensé à son fils Karim, revenu à mon esprit suite à une
conversation que j’ai eue avec un jeune thiessois qui m’a dit ceci : « Je n’admirais pas
Abdoulaye Wade, je le vénérais. Nous étions parmi les manifestants de la Place de
France à Thiès à la fin des années 80, quand Abdoulaye Wade nous demandait
d’affronter les policiers. Un de mes amis a eu le bras sectionné par une grenade. J’ai
appris plus tard, en lisant un livre qu’il avait écrit, semblable à celui de Kadhafi, mais de
couleur bleue, que ses enfants étudiaient en Europe. Je me suis rendu compte qu’il
voulait nous sacrifier et il en a sacrifié parmi nous. J’ai mal quand je vois que ce sont ses
enfants qui sont revenus pour profiter de son pouvoir, de nos milliards, alors qu’ils n’ont
jamais consenti le moindre sacrifice pour ce pays. C’est injuste. »
Depuis sept ans au moins, le fils d’Abdoulaye Wade est au cœur de tous les scandales,
cité dans tous les papiers. De la mise à genou des Ics, fleuron de notre industrie,
opération dans laquelle son « ami » Michel Godard avait été impliqué, aux révélations
récentes de Robert Bourgi, en passant par les 100 milliards de Sudatel, la renégociation
de la licence Tigo, il n’y a aucun scandale dans lequel Karim Wade n’a pas été cité. Il
clame toujours son honorabilité, fait condamner ses accusateurs téméraires sans les
décourager et sans interrompre le flot incessant des affaires qui l’éclaboussent.
Toutes ces révélations ne seraient que pure fiction et tous les télégrammes de Wikileaks
des rapports mensongers. Mais la réalité est encore plus choquante. Depuis cinq ans qu’il
occupe des fonctions officielles dans ce pays, Karim Wade a vu passer entre ses mains
plus de 2000 milliards de francs par le détournement de financements destinés à
d’autres secteurs ou en contractant des prêts auprès des institutions financières
internationales. Les pouvoirs qu’il accumule, la taille de son budget ministériel et les
centaines de milliards qu’il contrôle en font un personnage singulier dans l’histoire de ce
pays. Son gigantesque ministère compte 15 directions, trois cellules, deux inspections,
cinq agences, un centre de recherche, six sociétés nationales et le fameux Fonds routier,
utilisé par son père pour réparer La Pointe de Sangomar. Jamais dans l’histoire de ce pays, un
homme n’a concentré dans ses mains autant de pouvoirs et de ressources financières. Ce
sentiment de toute puissance n’a d’égal que l’impunité qui l’accompagne, puisque le seul
qui puisse limiter ses pouvoirs exceptionnels s’incline devant son éminence Karim. C’est
son père Abdoulaye.
Karim Wade se donne la même licence dans le financement des projets qu’il contrôle.
D’un peu plus de 200 milliards de francs au début le budget de l’Anoci était passé à 432
milliards selon les responsables de l’agence eux-mêmes, avec 18 milliards pour le
fonctionnement. Ce qui n’a pas empêché le report du sommet et finalement sa tenue
dans le vieil hôtel Méridien Président. A ce jour, personne ne peut dire où sont passés les
26 milliards de francs décaissés et destinés à la construction de villas présidentielles.
L’inauguration de l’aéroport de Diass est à son deuxième report. Le budget, initialement
arrêté à 235 milliards de francs, est passé à 430 milliards de francs, selon le directeur de
l’aéroport. Mais le plus scandaleux, c’est qu’aucune mention n’est faite de la redevance
aéroportuaire, 39 000 francs payés par 1.800 000 passagers tous les ans. Multipliez par
six et vous serez stupéfié par le nombre de zéros qui se bousculent. Malgré ces montants
supérieurs au budget prévu pour la construction de l’aéroport, Karim Wade est allé
emprunter 265 milliards de francs auprès des institutions financières pour « boucler » le
financement de l’aéroport de Diass. En décembre 2010, la Bad avait déjà alloué au
Sénégal 45 milliards de francs, pour le même projet. Personne n’a pu expliquer cette
addition de milliards pour un aéroport qui ne va compter que deux pistes longues de
trois kilomètres. C’est que chez Karim Wade, un financement n’est jamais bouclé et le
contribuable ne sait jamais combien il va payer. Il y a quelques semaines, il se félicitait
du bouclage du financement du plan Takkal, pour un total de 365 milliards de francs. La
semaine à peine écoulée, il y a ajouté un nouveau prêt de 45 milliards de francs à titre
de « facilité » pour la Sar, toujours dans le cadre de son plan Takkal. Quand il ne trouve
pas de l’argent auprès des banques, c’est dans les budgets des autres ministères que
Karim Wade va chercher ses financements. Le ministre des Finances a lui-même avoué
que l’essentiel de ce financement provient d’une « augmentation de l’impôt sur les
sociétés des entreprises du secteur de la téléphonie mobile, qui affichent une très forte
progression de ses bénéfices et une réallocation partielle des ressources consacrées à la
construction de la deuxième phase de l’autoroute à péage AIBD-Mbour et Mbour-
Thiès ». Les Sénégalais peuvent être sceptiques sur l’utilisation de ces fonds. Alors que
l’Etat déclare avoir investi 720 milliards de francs dans le secteur de l’Energie depuis
2000, les auditeurs n’y avaient trouvé que 237 milliards de francs. Aucune trace du
reliquat de 500 milliards qui se sont volatilisés comme du pétrole. Et le contribuable n’est
pas au bout de ses peines puisque l’année prochaine, Karim Wade doit trouver 300
milliards de francs pour financer la deuxième phase de son plan Takkal sans qu’aucune
amélioration ait été notée dans le secteur de l’Energie. Cet échec patent malgré la
confiscation des ressources –la moitié des recettes de l’Etat- n’entame en rien
l’admiration qu’Abdoulaye Wade voue à Karim Wade. Alors que ses contempteurs
décèlent partout une comptabilité douteuse, des projets mal ficelés et des délais
d’exécution jamais respectés, son père se laisse éblouir et n’y voit que l’expression de
son génie.
C’est ce qui me fait dire que Karim Wade est un plus grand désastre et que c’est de lui
qu’il faut nous prémunir. Si nous pouvons attendre qu’Abdoulaye Wade termine son
mandat pour partir, c’est ici et maintenant que nous devons exiger le départ de son fils.
Son impunité n’a que trop duré.
SJD
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